En arrivant, Léa a tout de suite compris qu’il fallait changer quelque chose. Il a suffit d’un regard en sortant du bureau des RH pour se rendre compte que personne ne portait de jean bleu clair.
Elle faisait tâche avec ses ourlets mal repris, le stylé c’est pas sérieux, ici il faut du correct.
Elle a regardé rapidement, elle voulait voir, quels hauts, quelles chaussures, quels vêtements portaient les gens de l’entreprise. Elle voulait se fondre dans la masse le deuxième jour au moins, ne pas être prise pour une stagiaire, mais ici, même les adolescentes en observation ont compris l’utilité des pantalons en feutre taille haute et des pulls cols bateau. La marinière, c’est peut-être la fantaisie la plus douce de l’open space. Le reste, quelques fleurs mal colorées sur des chemisiers mal repris, on se perd sur les motifs de pas qui occupent la moquette. Des petites blouses en polyester, celles que Naf Naf vendait en six couleurs au printemps 2012, les mêmes avec des boutons en plastique émail vert d’eau de chez H&M, celles sans vraiment de col ni de manche, celles qu’on cache sous les vestes de blazer pour les habiller sans les assumer. Quelques sacs à dos, pour les hommes ou les mamans et toujours un sac à main avec le porte-feuille, le téléphone et le badge d’accès, un baume à lèvre aussi. La gourde sur le bureau, le mug dans les casiers qu’on ne ferme pas vraiment les jours de télétravail, quelques tote-bags pour porter la lunchbox, si on a de la chance, l’ordinateur de fonction vient dans une housse spéciale.
Une fois chez elle, Léa a pris le temps, elle a demandé à sa mère, des conseils, une veste, un chino, T’as des trucs un peu corpo1 toi ? Refusé quelques habits aussi, non mais je voudrais que ça reste moi, je ne veux pas être déguisée non plus tu vois, et sa mère qui répondait oui mais ça c’est pas mal, en plus ça ne se repasse pas, et c’est vrai que souvent, le polyester, ça ne se repasse pas. Elle arrive le lundi suivant, contrat signé, lunchbox à réchauffer dans un sac en toile avec un logo vert, assez écolo sans être politique, elle ne sait pas encore que la salade qu’elle a préparée a cuit dans son frigo, il ne faut pas mettre le chaud dans le froid tout de suite. Elle pose ses affaires comme les autres le font, son écharpe est prise dans la bretelle de son sac à dos ou la anse de son sac à main, elle n’arrive pas à garder sa veste quand elle enlève son manteau, sa braguette n’est pas ouverte, heureusement. Elle s’assoit sur la chaise, aujourd’hui elle porte un collant, elle n’avait pas prévu que le tissus de l’assise lui piquerait les cuisses, rien à faire elle se dandine contre cet inconfort cruel des chaises ergonomiques si on porte du coton.
C’était plus facile d’être en entreprise quand ce n’était pas un travail, juste un stage ou une alternance, un terrain de recherche pour un mémoire de master, la moitié de la semaine. On pouvait être ironique le reste du temps, elle avait le choix de ne pas y croire, ce n’était pas vraiment elle. Le tailleur était un costume, elle portait des talons pour faire comme dans les films et le jeudi elle redevenait étudiante et elle se sentait de gauche dans sa veste en cuir, c’était plus facile. Aujourd’hui elle vit l’entreprise au premier degré, c’est complexe d’admettre qu’elle ne déteste pas, les tickets restaurants et les jours de congés, elle aime bien aussi ne pas se balader partout avec un sac à dos, c’est plus coquet l’entreprise que l'université. Si la vie s'arrêtait à l’image qu’elle s’en fait, elle serait sûrement de droite cinq jours par semaine. Mais ses costumes sont réservés à l’open-space. Quand elle était petite elle voulait être actrice parce que c’est beau le cinéma, elle est devenue salariée.
C’est au travail qu’elle a compris qu’il y avait une différence entre bien s’habiller et s’habiller correctement. Les tenues qu’elle porte sont accordées, ses vestes sont ajustées, tout est trop grand mais à sa taille, la pince qui tient ses cheveux rappelle la boucle de sa ceinture : elle est bien habillée. S’habiller correctement n’est pas une question d’esthétique, ce sont des chaussures moches mais en daim, des vestes mal taillées mais de costume, parfois avec des patches sur les coudes (horrible), s’habiller correctement ce sont les couleurs défraîchies de la fast fashion corporate : ce groupe nominal immonde à lire qui fait écho à l’inconfort visuel que provoquent les vêtements mal coupés. S’habiller correctement c’est d’ailleurs très masculin, le style se perd dans les mails, les blagues et les repas : on parle de vacances dessinées par des publicistes, la politique n’existe pas dans l’open-space, critiquer c’est apporter de la nuance, on raconte ses weekends et parfois, à la fin du café on se dit bon courage parce qu’en fait, on se fait chier.
Elle se souvient que pendant ses études elle lisait les textes obligatoires, Friedman, Bourdieu et d’autres, les sciences sociales étaient fantastiques. Wallach Scott et Graeber aussi. La puissance que c’était de lire ces textes, la puissance que c’était de se dire qu’on allait y échapper parce qu’on savait, la déception de négocier aujourd’hui avec les contraintes qu’on pensait pouvoir éviter. L’angoisse des matins gris des manteaux gris des attachés-cases, les logiciels RH et les documents de suivi, se mettre à pointer pour éviter les heures supplémentaires non payées. Pointer c’est la surveillance mais parfois, la surveillance c’est l’accès au droit. Foucault et tous les autres n’ont jamais connu l’open space, c’est pour ça qu’ils critiquent le travail.
PS : En rédigeant ce texte je me rends compte que je ne sais plus écrire légèrement, maintenant tout ressemble à un mail du jeudi soir, auquel on répondra le lundi.
Corpo : corporate, en 2014 on aurait sûrement dit “business casual” mais Léa ne le sait pas, elle a commencé à travailler en 2020.