Il a décidé qu’il l’inviterait à manger, il a dit devant tout le monde à la machine à café : “I’ll invite you to lunch !” avec un grand sourire. Polo bleu marine et chaussures de rando, il regrette sûrement l’époque où on portait son biper à la ceinture.
Ça ne sert à rien de dire non, personne ne veut faire l’effort de parler anglais, tout le monde a compris qu’il proposait à manger, on la regarde avec bienveillance : c’est toi qu’on coince là dedans, si tu refuses de passer du temps avec le mec qui parle anglais, on va te trouver chiante de nous l’imposer à tous sur la grande table de la cantine. C’est fou pourtant, pour une équipe de prouveurs1 un peu mascu, la possibilité de dominer l’espace social avec un accent impeccable n’est même pas envisagée. Bac +5 et C1 au TOEFL, il fallait bien ça pour être embauché et pourtant personne ici ne fait l’effort de pratiquer, peur du ridicule, l’accent à couper au couteau, on a exagéré le niveau souhaité et celui qu’on maîtrise, ou peut-être, tout simplement, que Tommy, Ben ou Sebastian2 est franchement chiant. Et puis les mecs lourds, ça encombre aussi ceux qui le sont moins, ou ceux qui pratiquent dans une langue différente.
Déjà compliqué de s’intégrer à une équipe quand on arrive et qu’on ne connait personne, le faire en anglais relève de l’impossible : ajouter à la langue les défauts lambdas d’une personne tout aussi normale que la suivante, définition même des collègues de bureau qu’on ne connaît pas, il est gênant, chiant, il regarde bizarrement les filles ou il pose des questions indiscrètes, impossible alors de l’intégrer aux équipes qui n’ont pas à bosser avec lui, et merde, Tommy est bloqué avec elle.
Plus de pause le midi, juste des temps longs où on avale vite pour répondre au torrent de questions chiantes que les effrayés du silence espèrent agréables, créer un lien humain, apprendre à se connaître, devenir ami ? Les rêves des gens lourds sont les cauchemars de leur voisine de bureau. Il tente des blagues, il se répète, elle répond rapidement et elle essaie de parler aux autres, assis à deux tabourets, ça ne devrait pas être très compliqué d’étendre le cercle, quatre personnes, cinq peut-être, ce sera toujours moins chiant qu’une discussion en tête à tête pour expliquer les subtilités d’outlook au-dessus d’un sandwich au thon. Mais entre l’anglais et parler la bouche pleine, la conversation s’enlise dans des bruits de bouche déroutants : on ne sait pas s’il avale ou si elle articule.
Parfois Will parle à d’autres personnes, parfois il découvre un manager ou mieux, un senior manager, et alors elle n’existe plus, il ne lui raconte plus le séminaire à Barcelone où on l’applaudit à la fin du laser game de team building où il a mené son équipe à la victoire, il ne lui explique plus des concepts qu’elle connaît mais qu’il pense connaître mieux, face à un autre poste, le meilleur poste, il l’oublie et se concentre sur l’autre, il l’ajoute sur Linkedin, lui parle de son projet, lui demande son mail et envoie des rapports. Insupportable Tommy, qui place au-dessus de son envie de baiser, le prestige du MBA d’une université anglophone.
Évidemment, au bout de quelques minutes de conversation l’autre s’en va, on ne parle pas KPIs et trajectoire de vie pendant des heures quand on a un travail, on ne discute pas en anglais, on prend son café rapidement et quelques nouvelles aussi, mais rencontrer un lèche-cul anglophone, c’est intéressant deux secondes, pas dix minutes. Après quelques phrases l’échange s’arrête et Tommy revient, il lui dit “you should really get the A level certification in media training”3, mais on n’écoute pas les conseils des personnes qu’on critique sur internet. Une chemise blanche tous les jours, repassée au niveau des manches et remontées-dessus d’une montre argentée, un jean et des baskets grises, Tommy s’habille comme on le fait en instance de divorce. Et cette posture toujours, il la tient, ne pas comprendre quand ça l’arrange, il ne parle que pour montrer qu’il sait, qu’il est plus vieux, plus expérimenté, peu importe qu’il ne connaisse pas le droit du travail, qu’il quitte le bureau à 20 heures tous les soirs, il s’impose lui-même ses 40 heures hebdomadaires4, les heures supplémentaires qu’on ne demande pas à compenser c’est la preuve inconditionnelle de notre dévotion. C’est ce qu’une entreprise attend sûrement, la dévotion, l’engagement, il pourrait remercier tous les jours le RH qui l’a embauché, d’ailleurs il lui offrira des chocolats à Pâques. Tommy pense que c’est en obéissant aux ordres qu’on avance, la preuve, il a le même poste depuis cinq ans. Si ce n’est pas avancer ça, stagner dans une boîte qui nous traite comme un boulet mais qui ne nous vire pas pour autant, alors que ce que c’est ? Plus on anticipe la fin de ses droits, plus on est docile. Et Tommy travaille en France comme on bosse aux États-Unis, c’est ce qui arrive quand on confond Suits avec ENGIE5.
Mais il fait des efforts. Et puis essayer de s’intégrer après avoir gêné une équipe, feindre l’étonnement à chaque spécificité française, comparer “you know back home, we don’t do that… it’s weird you know”6 le café, le supermarché, la rue, les voitures aussi, le problème du small talk étant son existence, s’y contraindre en anglais reste désagréable. Les stéréotypes aussi parfois, jamais rien de grave, “you know French women they…”, “yeah I noticed that about french kids in the subway”, des phrases qui n’amènent nulle part, des réponses qu’on n’a pas, des titres de chroniques substack dont les Américains raffolent.
“Why do French people take such long lunch breaks ? It’s like an hour long.” Parce qu’on a le droit Tommy.
“Why didn’t you respond to the email I sent this weekend ? I needed to wrap this up by Monday.” Because I don’t work on Sundays Steve.
“I heard you had the flu. Why didn’t come to work though ?” Parce que j’étais malade Tommy. On peut demander des aménagements du temps de travail quand on a la crève Tommy. Ne pas la filer à l’intégralité du département RH, Tommy.
Un extrait de She’s the man, film iconique des années 2000, où le personnage principal s’appelle Sebastian, prononcé à l’américaine. Voir ici.
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Pour comprendre pourquoi 40 heures c’est inacceptable sans compensation (RTT ou rémunération majorée) c’est ici. Connaître ses droits c ‘est se protéger.
Si vous ne voulez pas changer de fenêtre sur votre navigateur : salarié aux 35 heures mentionnées sur le contrat de travail (souvent CSP employé et pas statut cadre): pas de RTTs obligatoires et pas d’heures supplémentaires. Salarié au 39 heures (comme ça peut être le cas en fonctionnaire catégorie A), 2,5 jours de congés par mois sont cotisés pour compenser le dépassement de 2 heures des 35 hebdomadaires réglementaires.
Le travail en France peut être désagréable, mais on n’est pas obligé de s’imposer les contraintes des pays où il est encore plus. Autant profiter des droits dont on dispose, sinon on ne comprend jamais pourquoi les gens manifestent et on se retrouve à dire des conneries du style : “Comment ça ils sont contre l’allongement du délai de carence des arrêts maladie ? Moi je ne pose jamais d’arrêt”. Se faire du mal c’est un signal d’alarme, trouver ça stylé c’est être du mauvais côté de la barrière.
The fuck do I care ??